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« Recettes » pour une bonne formation

Transmettre son savoir et ses compétences est un sujet qui m’interroge régulièrement. Donner une formation n’est pas chose facile. Faut-il montrer ou expliquer ? comment réagir quand manifestement l’autre ne comprend pas nos explications ? Pourquoi est-ce plus facile d’expliquer et de former certaines personnes que d’autres alors que leurs compétences et capacités d’apprendre sont largement identiques ?

Les besoins, les envies des formés sont en général hétérogènes pour ne pas dire divergents, c’est une évidence. Certains formés viennent dans un état d’esprit pas très positif, c’est un doux euphémisme (ils ont un métier eux…)

Est-il possible de parler à tout le monde ? Peut-on intéresser tout le monde ? Comment gérer le formé avec lequel la connexion est immédiate (la manière dont vous présentez les choses lui convient parfaitement et tout lui parait très clair) et cet autre auprès duquel rien ne passe, cet autre qui s’agace de vos explications ou qui décroche au bout de quelques minutes ?

C’est le sociologue et historien américain, Richard Sennett qui m’a le plus aidé à mieux appréhender mes formations. Je vous livre ici une synthèse issue d’un de ses ouvrages.

Les recettes de Richard Sennett

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Sennett présente les « instructions expressives » comme point d’entrée de toute formation. Montrer plutôt qu’expliquer est sa vision de la transmission du savoir. Il exprime sa pensée au travers de plusieurs versions d’une même recette de cuisine (le poulet à la d’Albufera) et nous montre la valeur de chacune d’entre elle.
Cet exemple est issu de « The craftsman « , traduit en français sous le titre « Ce que sait la main. La culture de l’artisanat« . J’y repense régulièrement lorsque je prépare et donne une formation.

Ne pas trop jargonner – la recette de Richard Olney

Richard Olney est un peintre, cuisinier, et écrivain culinaire américain, connu pour ses livres sur la cuisine et les vins de France. Voilà un extrait de sa recette au moment crucial du découpage du poulet.

« Trancher l’attache de chaque omoplate à l’articulation de l’aile, et en la tenant solidement entre la pouce et l’index de la main gauche, détachez-la de la chair avec l’autre main. Détacher la chair du bréchet en travaillant le long de la crête avec la pointe du couteau et en forçant sur les côtés avec le bout des doigts »

« Richard Olney, « The French menu cookbook »

Ici, Olney explique plutôt qu’il ne montre. Avec cette recette, si vous êtes néophyte comme moi en désossage de poulet… ça sent le carnage… Tout ce qu’il dit est correct, précis et permettra à des experts de répéter les gestes et de reproduire parfaitement la recette. Mais sa recette s’adresse aux spécialistes, aux initiés.
Premier principe : J’en tire un travail constant sur moi-même pour ne pas jargonner, pour ne pas partir du principe que « C’est évident tout le monde sait ». Alors j’évite au maximum les Fe, les CO2e ou même les « Scope 3 » qui expriment des choses très simples… quand on les connait !
Dans les exemples suivant Sennett défend une idée inverse pour bien transmettre : montrer plutôt qu’expliquer. C’est à dire tout le contraire d’Olney.


Se souvenir de ses propres difficultés – la recette de Julia Child

Julia Child est une cheffe cuisinière et animatrice de télévision américaine. On trouve sur Youtube pas mal d’enregistrements de ses émissions. Par exemple au sujet du poulet à la d’Albufera, je vous conseille de regarder celle-ci. C’est un brin désuet et accessoirement on voit bien à quel point on cuisine en 2024 avec moins de matière grasse que dans les années 1960 !

Mais au-delà de ça, l’approche de Julia Child est très différente de celle d’Olney. Elle propose des options, laisse beaucoup de liberté aux cuisiniers (vous pouvez prendre des champignons en boîte ou des frais ou d’autres légumes…) et surtout, elle prend le temps d’expliquer les différentes mésaventures qu’il peut arriver au cuisinier, entre autre s’il ficèle mal le poulet par exemple. Au delà de la vidéo, qui apporte indéniablement un plus, le grand apport de Julia Child est de se positionner du point de vue des difficultés rencontrées par le cuisinier et non pas d’être centrée sur la volaille… Citons Sennett pour finir :

« Quand nous voulons donner des indications, notamment sous une forme écrite rigide, il nous faut revenir émotionnellement au point qui précède la formation des habitudes afin de donner des directives judicieuses ; Child va donc s’imaginer un instant tenant mal le couteau ; ou le violoncelliste, jouant des fausses notes. Ce retour à la vulnérabilité est le signe de sympathie que donne l’instructeur.

« Richard Sennett, « Ce que sait la main », instructions expressives.

Deuxième principe : relire son support en oubliant ce qu’on sait, ou trouver quelqu’un qui ne connait rien, absolument rien à notre sujet et relire avec lui. Si on revient au bilan carbone, je pense par exemple à mon appréhension lorsque j’ai découvert le nombre de fichiers eXcel à utiliser ou lorsqu’on a commencé à parler types de navires de fret. Ne pas oublier ces premières angoisses est un véritable plus lorsque j’explique ce qu’est un facteur d’émission par exemple.

Se décentrer, prendre de la hauteur – La recette d’Elizabeth David

Elizabeth David est une écrivaine et journaliste anglaise spécialisée dans la cuisine. Elle est connue pour avoir sorti la cuisine anglaise de l’habitude de faire tout bouillir.
La particularité d’Elizabeth David dans sa manière d’écrire les recettes va être d’emmener le lecteur dans un voyage au sein même de la culture associée à la recette.

« A la différence de Child, elle cherche à inculquer la technique en évoquant le contexte culturel de son voyage, sa recette du poulet poché, semi-désossé, évoque d’abord un chef du Berry qui se demanderait quoi faire de vieilles poules qui, à Pâques, ne seront plus aptes à pondre »… « David observe le cuisinier qui touche et palpe la volaille. »… « La longue recette opère comme une marche à suivre qu’on lit une fois : Une sorte de nouvelle qui donne une orientation et qu’il faut lire avant de se mettre au fourneau ; une fois au travail, il n’est plus nécessaire de se reporter au livre.

« Richard Sennett, « Ce que sait la main », instructions expressives.

On est là dans ce que Sennett appelle le changement de domaine ou le changement de position. Le « où » devient aussi important que le « comment ». Le cuisinier doit aller plus loin que son simple plat, il doit penser en gastronome.

« La gastronomie est un récit avec un début (les ingrédients), un milieu (leur combinaison et leur cuisson) et une fin (la dégustation). »

Richard Sennett, « Ce que sait la main », instructions expressives.

Une formation, ce n’est pas juste traiter le sujet de la formation, de même qu’une recette de cuisine ne se limite pas à une liste d’ingrédients et un mode opératoire. Connaitre l’histoire d’une recette, la culture et les habitudes des gens qui l’exécutaient est capital pour bien la comprendre.

Troisième principe : Replacer la formation dans son contexte global. Pour certains formés, si le contexte global n’est pas posé, si les enjeux à long terme ne sont pas explicités, la formation perd une grande partie de sa pertinence. Dans le cadre des bilans carbone, c’est par exemple assez naturel ; On comprend tous qu’il est important de repositionner les enjeux énergie-climat avant de parler technique du bilan carbone. Mais ce n’est pas toujours aussi évident ! Si vous commencez par lire la notice technique du BEGES1 réglementaire vous allez avoir mal à la tête. Si vous avez compris les enjeux énergie-climat, si vous avez une vision des directives européennes associées, des transpositions en droit français, vous appréhenderez beaucoup plus facilement les principes du bilan.

Faire appel aux émotions, la recette de Madame Benshaw

Dernière version de recette, celle de Madame Benshaw, une réfugiée iranienne auprès de laquelle Sennett a suivi des cours du soir de cuisine. C’est très intéressant car Madame Benshaw, avec un anglais hésitant manquait régulièrement de termes pour exprimer sa recette. La voilà en intégralité !

« Ton enfant mort. Prépare-le à vie nouvelle. Emplis le de la terre. Sois prudent !! Il ne faut pas le gaver. Passe lui son manteau doré. Tu le baignes, Réchauffe-le, mais prudence ! Un enfant meurt de trop de soleil ! Mets-lui ses bijoux. Voici ma recette. »

Richard Sennett, « Ce que sait la main », instructions expressives.

Incroyable non ? en première approche, je me suis dit, Sennett est fou. Mais en lisant ses explications on comprend bien à quel point, de tous les rédacteurs de recette, c’est Madame Benshaw qui, par sa capacité à transmettre des images et des sentiments va nous aider à progresser dans la compréhension de la recette. « Mets-lui ses bijoux » comment mieux évoquer la quantité de sauce à mettre par exemple ? C’est un bijou, il ne faut pas noyer le poulet dessous et napper sans réfléchir de l’exacte quantité donnée par une recette explicite. « Sois prudent », injonction maternelle, restera plus facilement gravé dans la mémoire… au moment d’aborder un partie délicate de la recette qu’un « Vous abordez là une partie complexe ».

Quatrième principe : évoquer, parler aux sentiments, parfois choquer… voilà des manières de transmettre largement aussi efficaces que les explications techniques. Si vous dites,  » La présentation des résultats du bilan carbone, c’est votre première déclaration en tant que ministre » vous allez susciter chez vos auditeurs des émotions qui feront saisir l’importance du moment bien plus sûrement que si vous dites simplement que c’est très important…

Conclusion

Ces 4 manières de faire ne s’opposent pas mais viennent se compléter. Laissons la conclusion à Sennett à nouveau :

« Le langage de Julia Child fait un usage instructif des moments délicats, qu’elle est à même de prévoir. Les récits qu’imaginent Elizabeth David font un usage productif des données latérales ; elle produit des faits, des anecdotes et des observations qui n’ont aucun rapport direct avec la cuisine. Madame Benshaw s’en tient strictement à la métaphore pour donner à chaque acte un fort poids symbolique. Autant de recettes de cuisine qui guident en montrant plutôt qu’en disant. »

Richard Sennett, « Ce que sait la main », instructions expressives.

Sennett en a fini et moi aussi ! J’espère que ces quelques réflexions vous aideront à mieux appréhender vos formations en tant que formateur. En fonction de votre auditoire, il est important de faire plus ou moins appel à ces différentes recettes. Vous trouverez toujours des gens qui trouveront que « c’était un peu long la partie sur le contexte, ou qu’ils étaient là pour savoir ce qu’il fallait faire et non pas ce qu’il ne fallait pas faire. Mais ce n’est pas grave, c’est même plutôt bon signe. Il est même probable que d’autres expriment exactement l’opinion inverse. C’est le cas ? c’est que vous avez réussi votre formation !

N’oublions pas, enfin, que l’importance du savoir est de le partager. Dans la première partie de son livre, Sennett présente le fonctionnement de l’atelier. Il tente d’expliquer le fameux « secret emporté dans la tombe » au travers de divers exemples dont celui de Stradivarius. J’en ferai certainement un autre post !

  1. Bilan des émission de Gaz à effet de serre ↩︎

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